Je ne suis pas celle que je suis
Le récit commence en 1994 par deux (courtes)
séances de psychanalyses, à Paris, mi-drôles, mi-tragiques, où l'héroïne est aux prises avec ses démons intérieurs et incapable de parler. Puis, bond dans le temps et retour en arrière, 1990,
Iran : la même jeune femme quatre ans plus tôt... On découvre donc avec lenteur comme la construction de ce récit, l'histoire de la narratrice. Pour guérir, pour se dire au psychanalyste comme à
nous-même, elle va devoir procéder au dévoilement de soi, comme on épluche un oignon...
Pas facile d'écrire sur ce livre. De décrire ce qui constitue la mosaïque de cette oeuvre. Le fait est que la narratrice nous livre pas à pas, petites touches par petites touches, son histoire. Non, pas son histoire, on ne peut surtout pas l'affirmer, et tel est le souhait de l'auteur, qui dans une pirouette à la fin du livre se joue une ultime fois de la réalité en nous disant, surtout, ne me demandez pas si cette histoire est la mienne... Et c'est bien le propre de ce livre, le crédo sur lequel il repose à de très nombreux niveaux : manipuler la réalité, jouer avec elle, l'ignorer ou la transcender sert à survivre. C'est ce que fait l'enfant pour supporter sa dure existence d'enfant, de fille, dans une famille traditionnelle iranienne ; son esprit s'échappe, elle meurt à elle-même (et son corps la trahit, puisque ça fait l'objet de longues discussions avec son analyste) ; ce que fait la jeune femme, tête brûlée, en se rêvant un autre destin, en prenant la peau d'un homme la nuit, pour qu'autre chose existe. Et c'est le lot de la femme devenue adulte, installée à Paris, qui s'obstine à faire cette psychanalyse, mais se cache, fuit, derrière de multiples visages, pour retarder le moment terrible, écho insupportable à la souffrance primaire, de dire. Bref, c'est l'histoire d'une femme iranienne, coincée dans le carcan de la société iranienne. La vie qu'elle nous fait vivre par procuration à Téhéran lorsqu'elle est jeune femme, alterne avec ses "séances" de psychanalyse. Et là... on a très envie de dire qu'il s'agit là d'une acerbe remise en question de la psychanalyse, mais on pourrait encore se tromper. Car Chahdortt Djavann nous apprend sans doute à nous méfier de ce que l'on croit voir... Cela dit, on vit toutes les séances dans leur répétition ; et pour le coup, si la psychanalyse peut aider (La narratrice n'arrive t-elle pas à la fin du livre, après avoir lutté, résisté, hué, conspué son psy, à une embellie, une éclaircie par le langage, et à une réconciliation (par les mots) avec son père ?), le psychanalyste, lui, n'en ressort pas grandi. Et là, on sent tout le scepticisme qu'elle éprouve à l'égard d'un type souvent médiocre, aux prises avec sa vie personnelle, et qui n'assène à ses analysants que des "hum", et des "oui"... Je confesse d'ailleurs que ceux-ci, dans leur répétition m'ont parfois harassée, les séances en général d'ailleurs, car on avance peu, très peu, et même souvent on recule... Mais, n'est-ce pas habilement ce que l'auteur veut aussi nous livrer là, à travers la structure même de son roman (ou est-ce l'écriture iranienne ?) ? : il faut de nombreuses, très nombreuses séances pour parvenir à se dire, et aussi souvent on n'avance pas... Bref, réalité du livre insaisissable ou presque.
Ce qu'on sait en tout cas depuis le début, c'est que sa vie en Iran fut si terrible, que sa personnalité est complètement bousculée, modifiée, frontalière avec la folie ou la shizophrénie, d'où la psychanalyse... Et l'on sait que l'on avance dans la lecture vers l'horreur, ce qui contribue à la construction de quelque chose d'oppressant, à l'image de ce régime iranien qu'elle nous donne à voir : c'est oppressant comme une geole en Iran. On sait qu'on y va, et qu'on y va doucement. L'horreur arrive, l'horreur q'u'on imaginait... L'oppression des femmes en Iran, racontée de l'intérieur, nous fait toucher du doigt à quel point il est négation de la personnalité, et même de l'identité... Et toutes les horreurs que les femmes sont contraintes de subir, parce qu'on leur a nié leur légitimité.
Un roman à la fois simple et complexe, en tout cas très riche...
. Je ne suis pas celle que je suis, Chahdortt Djavann, éd. Flammarion. 2011